Les charters du désespoir

Publié le par MRAP Moselle

Pour sortir de la misère, leur rêve est de partir vers l'Europe. De nombreux Africains tentent l'aventure. Aventure périlleuse et un rêve qui se brise aux portes hermétiques de l'Europe ou au fond de la mer. Leur retour forcé au pays est amer.
Un article de Robert Belleret paru dans le quotidien Le Monde, édition du 15.10.06.

   Air Europa Travelplan, le logo de la compagnie charter, a l'air d'une provocation. Les soixante passagers du Boeing 737 qui vient de se poser, lundi 9 octobre, sur la piste de l'aéroport Bango de Saint-Louis, au Sénégal, ont raté leur plan de voyage et à peine entrevu l'Europe.

Ce sont des hommes vaincus qui traversent le tarmac entre deux rangées de gendarmes. De loin, cette cohorte de clandestins fait songer à une colonie de forçats partant pour le bagne. De près, l'impression n'est pas démentie. Leur désespoir mêlé d'humiliation est palpable. Loin de former leur jeunesse, ce voyage-là, avorté, l'a brisée.

Selon un rituel rodé depuis le 14 septembre, date du premier vol de rapatriement, le groupe est dirigé vers une tente où le colonel Pape Diaw les informe de leur avenir immédiat. Après avoir enregistré leurs identité, adresse et date de départ, on leur remet un sandwich, une bouteille de Coca de 25 cl et, en guise de viatique, un billet de 10 000 francs CFA (15 euros). L'Espagne, de son côté, leur a glissé 50 euros... Pour monter dans deux bus locaux cabossés, les refoulés passent devant une stèle à la gloire de Pierre-Georges Latécoère, créateur de la poste transcontinentale, portant cette citation, terrible : "Notre idée est irréalisable, il ne nous reste qu'une chose à faire : la réaliser."

Il est 9 h 30, mais, dans la lumière crue de l'estuaire, l'air vibre déjà de chaleur, assommant un peu plus les rapatriés engoncés dans des anoraks, des parkas et des bonnets de laine, donnés par la Croix-Rouge. Et, lorsqu'ils se confient, par bribes, sueur et larmes se mêlent parfois.

Khadime Sagna a juste 20 ans et un visage d'enfant. Aîné de trois soeurs et d'un frère, il les faisait vivre avec son salaire d'agent de sécurité à Dakar avant de tenter le grand saut depuis Hélinking, en Casamance, le 31 août, moyennant 500 euros. Ils étaient 96 sur la pirogue qui, au matin du neuvième jour de mer, ont été arraisonnés en douceur devant Tenerife. Transféré à Las Palmas, Khadime dit avoir été "bien traité et bien nourri". Mais celui qui était prêt à mourir pour voir Madrid, terre promise et confisquée, ne peut réprimer un sanglot en soufflant : "C'est en vol qu'on a appris notre destination, on a cru un moment qu'on allait vers le nord."

Boubakar Sané, 25 ans, était parti et revient avec ses copains, Paté, 26 ans, et Ibrahim, 18 ans, paysans comme lui à Ouonck, un village de Casamance proche de Ziguinchor, où la culture de l'arachide ne nourrit plus leurs nombreuses familles. "Ma mère était désolée de me voir partir, confie Boubakar. Ma seule consolation, c'est de la retrouver."

Malgré les économies familiales envolées - ils ont payé chacun 900 euros pour leur passage depuis Diogué, à l'embouchure du fleuve -, les onze jours de pirogue, les quarante jours de rétention, l'affront du rejet, ils n'ont tous qu'une idée en tête : repartir. "Dieu n'a pas voulu que je réussisse, mais, s'il le faut, j'essaierai dix fois, s'enflamme Boubakar, qui espérait trouver un appui en France. En attendant, le gouvernement va devoir nous trouver du travail, car il nous a trahis. Pourquoi les Gambiens, les Ghanéens ou les Maliens ont pu rester en Espagne et pas nous ?"

Les bus s'ébrouent en crachotant. Direction Dakar, à tarif préférentiel (4,5 euros) et avec arrêts sur demande, jusqu'au terminus de Kaolack. Après, la débrouille. Simultanément, le Boeing redécolle pour une deuxième rotation. Trois autres atterrissages programmés d'ici à ce soir, comme tous les lundis, mercredis et vendredis, porteront à 2 385 le nombre des rapatriés, dont seulement deux femmes.

La plupart n'auront rien vu de Saint-Louis, figée dans ses mythes. La vie y est aussi dure qu'à Dakar mais plus colorée. Le long des plages de sable blanc du quartier de pêcheurs de Guet N'dar, les fabricants de pirogues s'échinent, mais le pont Faidherbe, seule liaison avec la Mauritanie, continue de rouiller malgré la promesse de Jacques Chirac de le faire restaurer "en urgence".

La nuit est tombée. Dans la maison de la famille Thiam, on procède à la rupture du jeûne. Café-chicorée au lait, tartines, puis platée de riz agrémentée d'une sauce à la viande dans laquelle on puise à la main. "Chez nous ça ne se fait pas de quitter sa famille, il faut avoir l'autorisation des anciens", souligne gravement Moustapha, le cadet, imprimeur au chômage.

Sur Radio Futurs Médias (créée par Youssou Ndour), le professeur Abdoulaye Bathily, ancien ministre d'Abdoulaye Wade, regrette de l'avoir soutenu en 2000 : "C'est une immense déception, un dégoût, lance-t-il au fil de sa diatribe. Combien a-t-il collecté en contrepartie du sort inacceptable des refoulés ? On parle de 13 ou de 20 milliards (de francs CFA), mais c'est peut-être plus..."


Publié dans Migrations

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